"Métamorphoses. Une poétique de la danse-cinéma ?"

Conversation entre Michèle Noiret et Dick Tomasovic (Université de Liège)

Scènes n°31, mars 2011

Alors que sa compagnie fête ses 25 ans d’existence, Michèle Noiret continue d’interroger avec singularité le langage chorégraphique et l’écriture scénique. L’artiste a développé au fil des années une puissante poétique visuelle, au point de voir ses spectacles souvent qualifiés de cinématographiques. Cette dimension est le sujet d’une rencontre entre la chorégraphe et Dick Tomasovic, auteur d’un essai sur les rapports entre danse et cinéma [1]. Conversation.

D. T. : À voir ou revoir les spectacles créés depuis la fin des années 90 (In Between, Mes jours et mes nuits, Sait-on jamais, Les Arpenteurs, De deux points de vue, DEMAIN, ou le récent Minutes opportunes pour n’en citer quelques-uns), on est frappé par la présence relativement continue d’une série de valeurs et de référents cinématographiques, parfaitement intégrés au langage scénique. En lisant l’ouvrage consacré à votre parcours [2], j’ai découvert que c’est le critique Gérard Mayen qui le premier, en 2003, utilisa l’expression « danse-cinéma » pour évoquer votre travail. Mais comment entendez-vous cette notion ?

M. N. : Je ne suis pas sûre de l’appréhender pleinement, mais il est vrai que l'image a toujours été très importante pour moi. Au départ d’une création, j'ai des images, des couleurs et des univers, bien plus que des mouvements. J'ai besoin d'avoir un monde visuel dans lequel je puisse entrer. Il va me servir de base pour développer les mouvements. Et puis, assez vite, j'ai eu envie d’interroger cette boîte noire sur scène : comment donner plus de possibilités à cet espace ? La lumière et la scénographie permettent déjà beaucoup de bouleversements spatiaux, mais je cherchais à faire plus. Le public, en tant que trou noir, me questionnait beaucoup également. Quand j'ai écrit Solo Stockhausen (1997), je voulais que tout le public soit éclairé, pour favoriser un échange particulier entre les spectateurs et la danseuse, qui s’est révélé aussi enrichissant que troublant, mais qui m’a permis de voir, en partie, quel est le chemin qui se trace entre moi et le public. Fondamentalement, ce sont les transformations de l'espace qui m’ont toujours intéressée. Comment les modifications de ce trou noir peuvent transformer ma présence et modifier ma danse. C’est pour cela que j’avais déjà amené l’image dans Les Plis de la nuit (1996). Mon travail est fait d'univers qui partent du quotidien et rejoignent des zones d'inconscient de l'imaginaire. Je n'essaie pas de mettre le quotidien sur scène. J'aime bien transposer les choses et partir dans quelque chose qui fait voyager.

D. T. : Littéralement. Le regard du spectateur voyage beaucoup sur scène, dans la scène, à travers une série d’espaces mobiles, changeants, réinventés. La scène ou la salle (« boîte noire », « trous noirs ») sont un peu une sorte de camera obscura dans laquelle vont surgir des images, souvent fantasmagoriques, qui bouleversent les rapports traditionnels du spectacle vivant à l’espace, au temps et au mouvement.

M. N. : Dès que j'ai commencé à travailler avec des caméras, trois choses, et peut-être plus encore, sont devenues très importantes. La première est la présence des danseurs. La caméra permet d’accentuer leur présence en accédant à des détails et une forme d’intimité que l’on ne peut évidemment pas percevoir depuis la salle. On peut sentir quelque chose passer sur le visage d’un danseur, cadrer le détail d’une main, d’un œil, d’une chevelure qui glisse.... Le deuxième aspect concerne les transformations de l’espace. Dans DEMAIN (2009), l’écran panoramique ouvre un espace qui n’existait pas. On modifie les perspectives, les profondeurs, l’architecture globale de l’espace qui est la chose la plus importante pour l’écriture de la danse. Il faut d’abord connaître et comprendre l’espace pour développer un mouvement. C’est essentiel. L’espace conditionne la danse et le trajet de la danse.

D.T. : Les projections viennent souvent bouleverser les repères que l'on croyait acquis. Le recours aux gros plans annule le rapport traditionnel du spectateur de théâtre face à la scène. J'ai cru saisir aussi l’équivalent d’effets de surimpression, comme si plusieurs temps et espaces venaient se superposer au même endroit et au même moment. C'est une figure de montage cinématographique très évidente, qui est retranscrite ici de manière assez indicible. On pressent que différentes temporalités traversent les mouvements du danseur.

M. N. : Oui, une forme de multiplicité de présences. Avoir intégré les caméras à la construction de la chorégraphie m’a fait voir les choses forcément différemment. La troisième utilisation de la caméra à laquelle je pensais concerne justement le mouvement. L’enregistrement permet de le ralentir, de l’inverser… J'ai toujours été fascinée par les mouvements enregistrés que l'on se passe à l'envers. Ce sont des choses qui sont aussi inspirantes pour la chorégraphie. Parfois, on part de ces bribes de mouvements, que l’on s’est repassés en marche arrière, pour travailler d’autres mouvements. Je trouve que tous les outils qui permettent de développer et d'amener des petites choses nouvelles à l'écriture chorégraphique sont précieuses. Il est facile de tourner en rond et de se citer soi-même parce qu'on travaille avec son corps, ses mouvements personnels, sa manière de bouger... Le travail du film, avec le ralenti, permet de s'inspirer du concret, mais aussi d'avoir un autre point de vue. C’était d’ailleurs la base de De deux points de vue (2007) qui permettait de faire voir un mouvement de face et, en même temps, de le voir sous une série d’angles habituellement impossibles, inaccessibles à partir d’une place assise dans la salle. Une grande partie de la danse est faite uniquement pour être projetée vers le public. Mais on ne voit jamais ce qu'il y a de dos, et le chorégraphe lui-même l'oublie. C'était pour moi l'idée de pouvoir tourner autour des corps comme on peut le faire autour d'une sculpture. On se rend compte que c'est parfois dans le dos ou sur les flancs que l'on trouve les choses les plus fascinantes ou les plus justes à exprimer. Je cherche à voir jusqu'où ces techniques de films et d'images peuvent enrichir le cadre du spectacle vivant et comment les faire fonctionner ensemble.

D. T. : Une des principales difficultés est sans doute d’éviter de les mettre en concurrence. La plupart des images que vous utilisez viennent d’ailleurs du plateau, évitent la juxtaposition pour préférer l’interaction. Pour parvenir à cette symbiose, je crois comprendre que votre écriture chorégraphique est totalement liée à la création scénographique.

M. N. : De plus en plus au fil du temps, mais la scénographie a toujours été un partenaire. J'ai toujours eu cette obsession d'espaces changeants. Déjà dans L’Espace oblique (1991), le décor (une grande toile de latex qui donnait l’impression d’un mur solide) permettait de nombreuses modifications de l’espace. Le cinéma sur scène permet d’aller encore plus loin dans ces basculements.

D. T. : L'idée de métamorphose est très présente dans vos spectacles (lieux, situations, personnages). Il y a là une conception de l’espace scénique assez particulière, qui diffère de celui auquel s’est familiarisé le spectateur de danse ou de théâtre, et qui participe de cet « effet cinéma » si propre à vos créations. Je dis « effet cinéma » dans le sens où quelque chose des principes fondamentaux du cinéma semble s’effectuer, en me référant à la célèbre théorie de Baudry [3]. J'ai essayé de pointer une série d’éléments provenant du cinéma et visiblement opératoire dans votre travail. Le premier est bien sûr l’utilisation des techniques et du dispositif même du cinéma sur scène. Il est pleinement intégré au travail de création. Sur la maquette de préparation de votre prochaine création [4], les places des caméras sur scène sont déjà envisagées. Je me souviens que le sous-titre de DEMAIN (« Pièce chorégraphique multiforme pour quatre assistants, un cameraman et une danseuse ») révèle la place cruciale et performative du cinéma qui permet de bouleverser ou d’amplifier un certain nombre de phénomènes scéniques (sans même parler des films auxquels vous avez participé – je pense à votre travail avec Thierry Knauff [5]). Mais il y aussi, régulièrement, des propositions de rêveries cinéphiliques à partir de citations plus ou moins évidentes. Louisiana Breakfast (1990), créé avec Bud Blumenthal, s’amusait de la comédie musicale hollywoodienne, les oiseaux d’Hitchcock envahissaient le plateau de Territoires intimes (2004) et les univers de Lang, Chaplin ou Tex Avery pointent dans Minutes opportunes. Les forces imaginaires du cinéma sont très présentes. Elles  sont comme des portes d’embarquement pour le spectateur. Et puis il y a des cinéastes qui agissent comme de véritables forces souterraines de certains de vos spectacles. Je pense particulièrement à Tarkovski, une des sources d’inspiration et une matière de travail pour Sait-on jamais ? (mais pas seulement : cette atmosphère d’attente infinie et d’évanescence du réel est commune à plusieurs spectacles) et à David Lynch pour ses tensions narratives troubles et insaisissables.

M. N. : Jusqu’à présent, je ne suis pas partie d’images de cinéma, plutôt de mots, comme ceux de mon père[6], ou de gravures comme celles de Maurice Pasternak par exemple. Mais je vois les spectacles comme des films dans le sens où j'imagine des successions d'images, de sons, de couleurs, de sensations, tout ce qui compose un film en fait, mais sans les voir très clairement non plus. Avec l’arrivée des caméras sur le plateau, je me suis davantage laissée inspirer par le cinéma. On prenait des dialogues de Tarkovski (Stalker, Le Miroir...) et on essayait de les retransmettre en mouvement. On reprenait aussi les tensions et les non-dits de Bergman. Leurs personnages aussi et leur présence. Et puis David Lynch bien sûr (Mulholland Drive) pour ses moments de tension avec souvent très peu de mots. Ses intrigues sont aussi très ouvertes permettant de nombreuses lectures possibles. J'aime bien les choses qui ne sont pas blanches ou noires, qui restent très ouvertes, libres d’interprétation, et dans lesquelles on peut continuer à rêver. Je construis une narration d'espaces, de rythmes, de tensions et je les consigne dans un « scénario », qui n’est pas forcément logique, mais qui instaure une continuité. Une sorte de synopsis, fonctionnel, sous forme de petits dessins avec des points de fuite, et des personnages. Et en-dessous de cela, il y a une portée pour les danseurs, pour le son...

D. T. : Cela ressemble à un story-board…

M. N. : Oui, mais pas consciemment. C'est la manière la plus pratique pour moi de mettre les idées en place. Cela peut aider les danseurs à trouver leur chemin d'une séquence à l'autre.

D. T. : Le spectateur aussi doit trouver son chemin. Outre la continuité chorégraphique et son attente relative à la direction des mouvements, il s’accroche aux bribes de la narration. Il y a deux éléments très effectifs de ce point de vue. Le premier, c’est l’existence d’une sorte de pression du hors-champ, qui participe au suspens général du spectacle (l’idée qu’il existe un secret, une intimité, un ailleurs qui ne nous est pas révélé, mais qui pèse sur ce que nous voyons). Le second tient à la présence des danseurs et à la définition de leurs relations, qui passe essentiellement par les regards (de véritables « raccords-regards »), et qui font d’eux non pas de « simples » performeurs, mais de véritables personnages dansants.

M. N. : Le terme de « personnages chorégraphiques » m'est apparu pour les distinguer des danseurs qui peuvent apparaître dans des spectacles où le corps exprime tout. Et cette idée de hors-champ, liée à mon obsession de l’ouverture de l’espace et de la création de perspectives imaginaires, a toujours été pour moi une forme d'intuition. On ne peut pas tout raconter avec des mots ; quelque chose échappe toujours. Les regards vers l'extérieur ou entre les danseurs peuvent enrichir une chorégraphie. On l'a beaucoup travaillé dans Minutes opportunes pour nourrir la danse et créer une tension, une communication entre les êtres sur le plateau. S'inventer autour de soi des partenaires invisibles, qui n'existent pas, c'est aussi quelque chose qui a beaucoup nourri ma danse. Que ce soit par la lumière, que ce soit par des regards, que ce soit par d'autres artifices, j'essaie d'aiguiller le regard du spectateur en mettant en relief tel ou tel autre élément. Je suis moi-même la première spectatrice de mes spectacles. Je veux recréer un fil, une trajectoire, j'ai le souci de cela. J'ai besoin de me raconter l'histoire.

D. T. : Je reviens à mon idée d’effet cinéma. Le cinéma, art de l’illusion et de la présence fantomatique, crée, on le sait, un état spectatoriel assez particulier, proche du rêve, en raison, entre autres, d’une double condition du spectateur : sous-motricité (le spectateur est immobile face à l’écran) et sur-perception (il voit et entend mieux et plus). Le dispositif au théâtre, qui suppose la coprésence du public et des comédiens ou danseurs, est tout autre. Or, ce qui me trouble beaucoup, c’est que vos spectacles semblent plonger les spectateurs dans un état relativement similaire à celui des spectateurs de cinéma, un état de projection imaginaire très fort, de semi-conscience et de glissement onirique… Je pense que c'est le résultat de la conjonction des différents éléments que l’on vient de pointer : l’impact des référents et des constructions visuelles, la remise en question de l’espace même de la représentation, les interventions sur les modes de présence des danseurs, la mise en évidence de tensions narratives non résolues… C’est en fin de compte le spectateur qui se trouve lui aussi métamorphosé !

M. N. : Cet état que vous décrivez correspond en effet aux retours que j'ai reçus après plusieurs de mes spectacles, mais certains spectateurs ne parviennent pas à passer de l’autre côté du miroir et restent à l’extérieur du spectacle. Mon but est d'emmener les gens, de les embarquer dans un univers auquel ils ne s'attendent pas, de les surprendre. Il faut cependant créer des conditions favorables, placer le spectateur dans un état actif pour qu’il accepte de se lancer et de se projeter dans le spectacle. Mais vous savez, plus j’y pense, plus je me dis que ce type de regard n’est pas forcément cinématographique. Moi, je suis une grande spectatrice de la nature. Je peux rester des heures à regarder une coccinelle, une chenille, des oiseaux. Enfant, j'observais les araignées dans les sapins. Vertèbre (1989) était inspiré par ce regard sur les insectes. Les métamorphoses, on les trouve d’abord dans la nature, et elles sont fascinantes.

D. T. : Je le crois. Le cinéma d’animation, qui est sans doute par excellence l’art de la métamorphose, doit beaucoup à l’observation de la vie des insectes. Je pense aux pionniers (Ladislas Starewitch, Winsor McCay…) qui ont fait des insectes les protagonistes de leurs premiers films.

M. N. : C’est de l’ordre du merveilleux. On peut emmener les gens très loin grâce aux figures de la métamorphose, puis les lâcher et les laisser imaginer leurs propres histoires. C’est peut-être ça, finalement, la dimension la plus importante de mes projets.


[1] Kino-Tanz, L’Art chorégraphique du cinéma, P.U.F., Paris, 2009.

[2] Pascal Chabot, Sergine Laloux, Territoires intimes. Michèle Noiret, la danse-cinéma, Editions Alternatives théâtrales, Bruxelles, 2009.

[3] Jean-Louis Baudry, L’Effet cinéma, Ed. Albatros, Paris, 1978.

[4] Hôtel Folia, création pour le Ballet de Marseille (mai 2011).

[5] Solo (2004) et A mains nues (2006).

[6] Le poète Joseph Noiret.

 

Date 

Tuesday, 1 March 2011
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