Technologies, de retour en retour

Gérard Mayen, Mouvement

Mouvement, mai 2003

Dans ses Prospectives, Michèle Noiret recourt aux interfaces les plus sophistiqués, pour refléter un univers intérieur qui défie au contraire l'air du temps.

Très singulière est la gestuelle de Michèle Noiret, qui enveloppe mais ne déborde pas, et qu'elle maintient en retour avec de l'infinie finesse, autour d'une musculature étonnamment soulignée pour une femme. Cette absolue élégance de la maturité, cette tension de la puissance sensible, ont à voir, pareillement, avec l'originalité d'une écriture chorégraphique tout entière axée depuis de longues années sur la fréquentation des nouvelles technologies. Quand elle s'y consacre, Michèle Noiret s'y confronte aux plus subtiles modulations visuelles et sonores de l'espace. Il n'est pas un de ses gestes qui ne conserve la conscience retenue d'une patiente maîtrise d'interfaces numériques, qui la transforment en musicienne et plasticienne transverse des plateaux qu'elle habite.

Cette approche d'orfèvre justifierait qu'elle puisse s'appuyer sur une compagnie permanente au long cours. Son rattachement aux structures culturelles de la communauté francophone de Belgique ne le lui permet pas. De sorte que pour deux ans, Michèle Noiret a choisi de se garder de toute tentation de fuite en avant. Sa série de Prospectives, en solo personnel ou en duo, arrimée au studio entre plusieurs étapes de résidences de création, lui permet de se concentrer sur un travail quotidien millimétrique, au contact permanent du compositeur Todor Todoroff (également ingénieur, concepteur d'interactions numériques), et du vidéaste Fred Vaillant. De ce dernier, il n'est pas anodin de relever qu'il fut lui-même longtemps danseur avant de choisir de passer derrières les ordinateurs.

Le duo Sait-on jamais ?, dansé au côté de Sarah Piccinelli, une autre présence wilsonienne magnifique –constitue la troisième de ces Prospectives. Lesquelles déboucheront, au printemps 2004, sur la création d'une pièce pour six interprètes, dans le cadre de Lille, capitale européenne de la culture.

Sait-on jamais ? s'attache plus précisément au dialogue de la danse et des images. Quatre écrans mobiles en constituent la scénographie, qui barrent le plateau, et délimitent, à l'arrière, une « chambre intérieure » que seuls des effets de miroir sans tain, ou fugitifs dégagements de perspectives, et furtives évolutions de caméra, suggèrent au public. Au risque de paraître oublier une bonne part du plateau laissée en déshérence, la pièce se joue des transitions entre ces espaces exposés ou dissimulés, par traversées, emportements, fuites et esquives, où les jeux de reflet, de dédoublements, de fondus et de cadrages, distillent une douce ivresse du regard, fasciné.

À ce spectacle, quasi illusionniste, d'une gestuelle apte à se prolonger, se dissoudre et se métamorphoser dans les boucles croisées et tournoyantes de ses représentations mêmes, on se prend à s'étonner de n'avoir pas vu jusqu'à ce jour apparaître la notion de "danse-cinéma", alors que celle de "danse-théâtre" est communément répandue. Cette transmutation des matières du corps et de l'image, cette combinaison des plans verticaux des écrans et horizontal du plateau, cet enroulement des trois dimensions du réel sur les deux de sa captation, réalisent sensiblement le chiasme opératoire de l'imaginaire.

Celui-ci opère du côté de l'émerveillement du rêve, plutôt que de la perturbation du réel. La façon d'y appréhender le potentiel technologique relève de la sagesse des beaux objets, et non de l'aventure iconoclaste. Fines ciselures plutôt que grandes ruptures.

Dans l'ordre de ces corps, quelque chose s'échappe, en la suggestion narrative et sensuelle d'un lieu dont la rumeur s'est répandue, où seraient exaucés les désirs. Mais c'est un lieu ceint de barbelés. Michèle Noiret reste ici imperturbablement fidèle à une poésie éminemment féminine du trouble des pulsions, des traversées oniriques entres mondes intérieurs et extérieurs, et de l'étrangeté à fleur de toute présence. Ainsi apparaît-elle obstinément hors mode, assujettissant ses passions technologiques très actuelles, à la mise en scène d'un univers qui pourra paraître, à l'inverse, fané en ses vapeurs. Mais une chose est sûre, c'est dans son cas une marque de caractère.

Jeudi, 1 mai 2003
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