Regard de Michel Vincenot

Les Arpenteurs, 2007

Dans le dédale des espaces que nous tentons d'appréhender -sans toujours les comprendre -, de les subir tant bien que mal, de les habiter au mieux, «nous marchons les yeux fermés vers l'être que nous sommes». Nous n'en mesurons que le temps : temps répulsif, temps du plaisir, temps de l'abandon choisi (l'amour) ou de la soumission brutale (la mort). Depuis la nuit des temps, le corps a été l'instrument de mesure pour fixer la limite des distances raisonnables à parcourir, de la plus petite (la largeur de la main) à celle relativement plus grande (la longueur d'un pas), pour apprivoiser l'étendue à dimension humaine. Mais aussi pour investir l'espace au-delà de la ligne d'horizon, des fois que derrière la maison, il y aurait encore autre chose à voir.
 

De maisons en maisons, mises en mouvement par la scénographie mobile d'Alain Lagarde, les espaces sont lumineux, tortueux, oppressants ou intimes, et donnent toute son ampleur à la chorégraphie de Michèle Noiret, de son assistante, Pascale Gigon, et des treize interprètes - sept danseurs et six musiciens des Percussions de Strasbourg. Ces arpenteurs de la vie collective et des petits recoins de l'intimité mesurent, au-delà de la métrique, ce qui sépare, unit ou confronte les individus entre eux. De l'indifférence à la passion, de la foule anonyme à la fusion amoureuse, du combat fratricide à la folie démesurée, les danseurs construisent au gré de leurs intuitions ce qui peut ressembler au vivre ensemble. Le leitmotiv récurrent d'un duo de filles rappelle que la gémellité inscrit les êtres humains dans une étrange similitude.
Ainsi, dans l'étroite surface circonscrite par la lumière de Xavier Lauwers, soulignée par la musique spatiale des Percussions de Strasbourg, on s'entasse. De la même façon qu'on se retrouve coincés dans un ascenseur, entourés d'individus que l'on ne connaît pas et dont on se méfie a priori, sans raison justifiée. Les regards fuient vers le haut. On fait semblant de s'ignorer, au cas où un regard indiscret mettrait en émoi toute la cage d'escalier. La proximite des corps n'a jamais été aussi distante dans cette attente insupportable. «Je suis toujours en train d'attendre...» Mais attendre quoi ?

Sur la musique continue du compositeur François Paris, nous attendons l'événement extraordinaire qui changera (enfin) notre misérable vie quotidienne, faite de croisements de corps, et de regards qui ne se croisent jamais. Même pas la plus petite connivence ! C'est la domination qui prévaut. Qui passera le premier ? Qui sera le meilleur prédateur des autres dans l'espace qui est censé appartenir à tous ? L'arpentage prend à cet instant toute son importance, ne serait-ce que pour délimiter un espace respirable. Espace partagé avec le temps qui devrait relier les hommes entre eux, harmoniser la vie sociale. Une course de foule dans un couloir. Un trajet insignifiant qui consume des trajectoires obstinées, qui prend des raccourcis ; chacun poursuivant son but, provisoire, éphémère, vers une destination automatique: l'endroit où l'on doit se rendre, en ignorant au passage la réalité du monde. Dans ce chassé-croisé de venelles obscures et d'apparitions subites, vient alors la solitude sur bruit de fond urbain des Percussions de Strasbourg. La solitude à penser, la solitude à aimer. Une rencontre, une caresse, une disparition. Un baiser volé au pied d'une cage d'escalier froidement éclairée. Et la passion soudaine qui rattrape une jambe à la volée, pour aller vite, toujours plus vite. Très vite pour ne pas s’appesantir sur des sentiments trop humains.

La réalité de l'homme devient alors fugitive, suspendue. Le corps rectiligne, à l'horizontale, défie la gravité et les appuis naturels. Et tout se fige en un solo de femme, provocateur tant il est juste et preignant, qui ouvre finalement l'espace à des marches sombres, des courses effrénées, tandis que l'étau se resserre autour de l'individu indésirable. Les fils imaginaires qui sont ainsi tirés, tracés, délimitent très exactement la vie telle que nous la subissons ou la sublimons quotidiennement, dans ses enfermements et dans ses trajectoires. A la façon d'une partition, les danseurs sont les notes de musique transférées sur l'architecture de la danse. Les portés à l'horizontale se déploient dans un glissement au sol, comme s'il y avait nécessité de prolonger le mouvement de l'un dans l'extension de l'espace de l'autre. De la même façon, la poussée, le poids sont transférés d'un corps à l'autre par glissements successifs jusqu'à grandir l'espace de la danse et l'espace musical. Le poids génère ainsi le mouvement d'un magnifique quatuor et d'un superbe duo homme-femme, torses nus, qui combinent le langage des corps entre eux. D'empreintes en esquives, le corps transmet sa propre forme à celui de l'autre qui le développe ailleurs dans une composition continue. L'espace fermés'ouvre, et l'écriture complexe lui donne sens.

Cette écriture en contrepoint, précise et incisive, comme sait la dessiner Michèle Noiret, relie visuellement des situations analogues ou paradoxales, proches ou lointaines, et laisse dans la mémoire perceptive le sentiment que l'espace, tenu par ces fils invisibles, vibre de tous côtés. Qu'il s'agisse de l'intimité d'un déshabillé dans la lenteur, relié de l'autre côté à la chambre fluide et limpide de deux femmes flottantes, c'est la douceur sensuelle qui fait le lien. Qu'il s'agisse d'une situation insolite installée dans un environnement urbain où le temps s'étire et où le corps s'allonge indéfiniment, en épousant les formes rondes d'un canapé complice. Rapport tactile à la sensualité de l'objet, confronté au paradoxe des turbulences urbaines. Un solo et un duo de filles très vifs effacent cette image irréelle. Tellement irréelle qu'elle finit par s'estomper sous la lumière de Xavier Lauwers. Cette fois-ci, c'est l'instantané du temps qui a fait le lien entre ces choses contradictoires. Si contradictoires, qu'il faut fermer ses oreilles pour ne plus rien entendre, ni le bruit répétitif, ni le silence assourdissant. Bref. On ne dira pas tout de cette pièce. «Les arpenteurs» de Michèle Noiret conduisent vers des états qui nous atteignent. Les dérobades, les fuites en avant dans la solitude, la violence, l'éviction des autres, en passant par le désir d'amour effréné, c'est tout notre univers qui est traversé en une heure et vingt minutes. Comme un grand jeu initiatique où l'on se mesure à l'espace, tantôt perturbé, tantôt fluide, parfois infranchissable au point qu'il n'en est plus mesurable, fût-ce par le plus expérimenté des arpenteurs. «Une combinatoire», dirait Laurence Louppe, entre le geste, l'espace et le mouvement, construits de telle façon que l'on reçoit en pleine figure des univers qui s'entrechoquent et qui se font écho. Les corps, les sons et les matières scénographiques s’entremêlent et nous donnent, en fin de compte, la mesure de l'immensité et le la complexité de l'être.

Pour y trouver sa place ou y dire sa révolte, dût-elle s'exprimer au prix de la folie, le solo presque final de Lise Vachon démantèle tout ce qui aurait pu installer le durable : «Lui, lui, lui...», répète-t-elle dans une sorte d'hystérie tournoyante. «Vous pouvez bien m'inviter ?...» On ne saura jamais à qui cet appel est adressé. Peut-être nous est-il destiné, tant la puissance et la vérité de ce solo nous laissent sans parole et fige les autres danseurs dans une incroyable écoute silencieuse.

Samedi, 1 septembre 2007
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