Donner de la beauté, c’est aussi une forme de résistance

Gilles Bechet

Bruzz, février 2020

Fusionnant avec fluidité les langages du théâtre, de la danse et du cinéma, la chorégraphe bruxelloise Michèle Noiret tend un miroir à notre monde en dislocation. En résulte Le Chant des ruines, un manuel de survie par la danse.

 

Après différents spectacles en solo ou en duo, Michèle Noiret revient à une création de groupe où ses cinq époustouflants danseurs se demandent comment survivre dans un monde en ruines. Les menaces des cataclysmes en gestation annoncent la fin des certitudes et de l'intimité. La danse qui opère comme une respiration individuelle et collective apparaît dès lors comme un salut. Les éléments de décor minimalistes, des plaques de carton, conjugués à des prises de vues sophistiquées créent des paysages en constante métamorphose.

Avec ce spectacle, la chorégraphe bruxelloise poursuit son parcours singulier riche d'une trentaine de créations. Son langage chorégraphique, à la fois très physique et poétique, a très tôt intégré les technologies interactives du son et de l'image pour brouiller l'espace du plateau et les repères du spectateur. Après avoir été artiste associée du Théâtre des Tanneurs, de 2000 à 2006, puis du Théâtre National, de 2006 à 2017, la créatrice a développé Le Chant des ruines avec des moyens forcément réduits. Dans ce relatif dénuement, elle a trouvé les ressources et l'inventivité pour se réinventer à nouveau sans rien perdre de sa force scénique, visuelle et émotionnelle.

 

En exergue du spectacle, vous citez le philosophe Zygmunt Bauman qui évoque la liquidité de la société actuelle. La liquidité ne peut-elle pas aussi être une métaphore de la danse ?

Michèle Noiret : Il fait allusion à une société où on n'a plus la capacité de saisir les choses parce que tout va tellement vite et qu'on a l'impression que tout coule entre les doigts. Et c'est effectivement une métaphore très proche de la danse. Toute la partie chorégraphique d'ensemble peut être vue comme un exode où les danseurs s'entraident, découvrent des choses qu'ils font exister sur le plateau. Je ne voulais pas d'une gestuelle trop marquée, trop dessinée, ce qui est un petit peu ma marque de fabrique, d'une certaine façon. On a donc beaucoup travaillé sur l'effacement des choses. C'était un vrai défi parce qu'on a très vite tendance à retomber dans des tics et dans des systèmes.

 

Est-ce qu'on peut tout raconter avec la danse ?
Noiret : Je pense que la danse peut aborder beaucoup de sujets mais peut-être pas les sujets vraiment politiques. J'essaie de parler des choses et du monde d'aujourd'hui, de celles qui me préoccupent, qui m'inquiètent, me mettent en colère ou de ce qui me réjouit, de temps en temps. Je ne me considère pas juste comme chorégraphe, je cherche plutôt à réunir autant le théâtre que la danse et le cinéma pour finalement faire de tout ça un seul langage. Je ne fais pas de la danse pour la danse mais pour raconter quelque chose.

 

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Je ne fais pas de la danse pour la danse mais pour raconter quelque chose

Michèle Noiret

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Quand vous avez travaillé le spectacle avec les danseurs, qu'attendiez-vous de leur part ?
Noiret : Je suis très attentive à la présence. À ce que les danseurs dégagent quand ils sont sur scène. C'est l'expression d'une richesse à l'intérieur, qu'on ne doit pas faire voir mais qui doit être là. On doit être conscient de ce qu'on veut raconter même si on ne bouge pas et qu'on est immobile. On a beaucoup travaillé là-dessus. En général, les danseurs n'y prêtent pas beaucoup d'attention. Ils se concentrent sur le mouvement. On a pris des extraits de différents films et on leur a demandé de choisir des passages en regardant les attitudes des acteurs dans différentes situations.

 

Parmi les références, on remarque quelques allusions au film 2001, l'Odyssée de l'espace...
Noiret : Les premières images que j'ai eues de ce spectacle étaient très cinématographiques. C'était quelqu'un qui courrait dans une brume. Au départ, on aurait pu croire que c'est un joggeur et puis on se rend compte que c'est quelqu'un qui fuit quelque chose et dans cette course, tout à coup, il croise le chemin de quelqu'un d'autre qui est pris dans son sillage. C'est comme ça que j'imaginais le début du spectacle avec ces cinq personnages qui se retrouvaient dans une course sans se connaître et sans savoir pourquoi chacun était là. J'ai essayé de le traduire sur scène, mais ça ne marchait qu'au cinéma. Quand j'ai vu 2001, j'ai été happée par ce moment quand l'un des deux astronautes sort pour réparer la station et où Kubrick a osé un long moment de silence où l'on entend juste la respiration à travers le masque, qui est la seule chose qui le tient en vie. J'ai gardé cette idée dans le spectacle.

 

Quels types d'émotions avez-vous envie de laisser au spectateur quand il sort ?
Noiret : Quand je vois un film ou un spectacle, j'aime pouvoir être absorbée, rentrer dans l'écran et être prise par les personnages et les émotions. Aujourd'hui, c'est très à la mode d'être immersif. Moi je crois que j'ai toujours voulu être immersive depuis trente ans. Ça a toujours été important pour moi d'emmener le spectateur dans un univers où il ne comprend pas tout à fait où il est, avec l'espace qui se transforme, et avec le son qui contribue à perturber sa perception de spectateur. Finalement, mon but c'est ça : poser des questions, des réflexions pour lesquelles je n'ai pas de réponse et puis de donner du plaisir et de la beauté par moments, parce que c'est aussi une forme de résistance. Faire des choses belles quand il y a tellement de trucs moches et laids.

Gilles Bechet, Bruzz, février 2020

Date 

Jeudi, 12 mars 2020
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