Corps accords

René Sepul

La Libre Essentielle, 2010

Après avoir étudié à l’école Mudra, Michèle Noiret a travaillé avec le compositeur Karlheinz Stockhausen. En 1986, elle a monté sa propre compagnie. Depuis lors, elle enchaîne les spectacles comme chorégraphe et interprète. Elle a collaboré avec des artistes venus d’horizons divers comme Todor Todoroff, Pierre Droulers ou le cinéaste Thierry Knauff. Elle est artiste associée au Théâtre National.


Qu’est-ce qui vous a conduit à la danse ?
J’ai toujours voulu danser. J’ai grandi dans un milieu artistique -mon père, Joseph Noiret, ancien Directeur de la Cambre, est un des co-fondateurs du mouvement Cobra -, où ce rêve d’enfant pouvait se construire. Un jour, j’ai accompagné une amie à son cours de danse; en sortant, j’en ai parlé à ma mère qui m’a inscrite à de premiers cours. Trois ans plus tard, j’entrais à Mudra, alors une des plus grandes écoles de danse au monde. J’avais 16 ans. C’était une école réputée, difficile mais ouverte à d’autres disciplines artistiques. Nous étions également proches des danseurs du Ballet du XXe siècle que nous pouvions voir répéter. C’était une école qui ouvrait l’esprit. J’ai pu y comprendre les fondements de la danse que je revendique, une danse qui s’appuie sur l’humain plutôt que sur le mouvement pour le mouvement. Vous y rencontrez Karlheinz Stockhausen qui marque vos débuts professionnels ? Stockhausen avait l’habitude de s’entourer d’artistes d’horizons différents. Il est venu à Mudra pour y rencontrer des étudiants. Il préparait Licht, un cycle de sept opéras consacré aux jours de la semaine. Il m’a remarquée et voulait m’engager. C’était délicat car je n’avais que seize ans et je commençais Mudra. Nous avons toutefois commencé à nous voir.
À la fin de mes études, il m’a fait parvenir une partition à travailler. C’était un projet de danse solo intégré à sa musique. Une partition originale écrite en relation avec les mouvements du corps. Un projet incroyable, inconcevable aujourd’hui, qui a réclamé trois ans de création pour un solo de neuf minutes. Il fut monté pour la première fois à la Scala de Milan, avec Luca Ronconi à la mise en scène. Je l’ai présenté au Covent Garden de Londres, à New York, à Amsterdam, et un peu partout dans le monde. C’était pour moi une chance et un défi où le compositeur m’a laissé trouver ma place. J’ai appris beaucoup de ce travail. Outre la lecture de la musique, j’ai pris conscience de l’importance de la notion d’apprentissage, une étape essentielle dans tout travail, un peu délaissée aujourd’hui. Ce projet fut le point de départ d’une collaboration de treize ans avec le compositeur.

D’où vient l’envie de créer votre compagnie en 1986 ?

La création vient d’une volonté de monter mes propres projets. A l’époque, il y avait quelques grosses structures. Si vous ne vous retrouviez pas dans leur approche artistique artistique, il était plus simple de créer une compagnie. Cette étape marque aussi le passage du statut d’interprète à celui de chorégraphe. Au niveau des projets, j’avais envie de travailler avec des artistes opérant dans d’autres disciplines à l’image du musicien David Linx ou de Todor Todoroff, un ingénieur compositeur avec qui je collabore depuis <En Jeu>, un spectacle de 1998. J’aime des artistes qui ont un univers fort, qui le maîtrisent, et qui sont capables de le confronter au mien. On cherche ensemble, on crée ensemble.


Quelle est la place du doute dans le processus de création ?

Je fais partie des gens qui savent surtout ce qu’ils ne veulent pas faire. L’expérience m’a donné quelques certitudes, mais chaque création est une prise de risques tant au niveau personnel qu’au niveau de la collaboration avec des artistes extérieurs ou des danseurs. Je ne pourrais faire ce métier sans dépassement et mise en danger. Le doute fait partie du processus de création.

Quelle relation la chorégraphe entretient-elle avec ses danseurs ?

En 1996, Les Plis de la nuit fut le premier spectacle où intervenaient différents danseurs. La chorégraphie fut une étape de mon cheminement. Je passe aujourd’hui de l’un à l’autre, avec, souvent, l’envie d’être interprète lorsque je suis chorégraphe, et vice versa. Un danseur doit venir avec un bagage humain et technique, une personnalité et une envie de partager. J’apporte, en début de travail, quelques phrases chorégraphiques. Il s’agit ensuite de construire ensemble, de nouveau au départ d’une page blanche. C’est un va et vient permanent.


Dans DEMAIN, un de vos derniers spectacles, vous vous laissez habiter par, selon vos mots, l’inacceptable du monde?

Un spectacle de danse est une métaphore : un danseur n’est pas un journaliste, une scène n’est pas une émission de télévision. Tous mes spectacles ont toutefois toujours été habités par l’humain. Je suis aussi une citoyenne attentive aux réalités de ce qu’elle vit. Nous vivons de plus en plus dans un monde où l’humanité disparaît. Les inégalités, les pertes de droits, le rapport à l’autre, à la terre, tout cela m’interpelle et traverse aussi mon histoire. Il ne s’est jamais agi de faire un spectacle contre le racisme ou la pollution, mais d’exprimer par le langage qui m’est cher une révolte. Je pense que l’on a déconstruit beaucoup depuis quelques décennies. Je ne sais pas vraiment où tout cela a mené si ce n’est à déconnecter l’humain de pas mal de choses. Il est peut-être temps de penser à reconstruire, à se rencontrer.

Des regrets ?

Pas vraiment. Peut-être celui de n’avoir pas deux vies à vivre. J’adore la mienne, et j’assume les exigences qu’elle porte. J’aime prendre le temps de faire ce que j’aime: chercher, creuser, découvrir. Je n’apprécie guère les agendas chargés. Ces choix ont fait que je n’ai pas eu d’enfants. Je ne le regrette pas, j’assume, même si je sais que cette « seconde vie » aurait été également une belle aventure.

Date 

Mardi, 18 mai 2010
Top